dimanche 15 septembre 2013

Notes de voyage en Palestine de l'abbé Georges Darboy (1852) : Jérusalem est un repoussoir pour les musulmans et un aimant pour les Juifs - par CS

Image illustrative de l'article Georges Darboy
Mgr Georges DARBOY vers 1865

L'abbé Georges Darboy (1813-1871), évêque de Nancy (1859-1863) et archevêque de Paris (1863-1871), a publié un ouvrage intitulé Jérusalem et la Terre-Sainte dans lequel il a recueilli et mis en ordre ses notes de voyage.

 Jérusalem et la Terre-Sainte, notes de voyage, recueillies et mises en ordre par M. l'abbé G. D. (Darboy)...

Son témoignage est d'autant plus intéressant qu'il précise dans la préface que, sous sa plume, "les lecteurs ne se plaindront pas de trouver dans ces pages soit des descriptions et des tableaux fantastiques, soit les aventures personnelles et les impressions fugitives d'un écrivain qui fait ses confidences à tout le monde" (page VI).

Au contraire, "les notes qu'on offre ici au public ont pour objet précis de faire connaître la Terre-Sainte et particulièrement Jérusalem. Il faut le dire sans détour, cette contrée, à ne la considérer que dans son état présent, ne vaut pas la peine que les Européens aillent la voir à huit cents lieues, et ils n'y vont réellement qu'à cause de son grand passé, et des souvenirs et des croyances qui s'y rattachent" (p. VI).

"En effet, sous le triple rapport des sciences, des arts et de l'industrie, la Palestine est morte aujourd'hui (1) ; il ne lui reste que des ruines qu'elle ne sait pas même faire durer. Mais, fussent-elles bien conservées, les ruines n'ont de valeur que par les idées dont elles gardent l'empreinte et sont les muets témoins. Par conséquent, ce qui peut donner du charme et de l'importance à un travail où il s'agit de la Palestine, c'est surtout la narration des événements qui ont illustré ce coin de terre (...)" (p. VI).

"Quelques pages suffisent pour dépeindre l'état présent de ce pays : le sol en est fertile, mais inculte ; pour un homme qu'il nourrit d'une manière chétive, il en nourrirait aisément douze ou quinze ; on n'y voit qu'une industrie et un commerce sans ardeur, et presque aucune voie de communication ; le despotisme et la misère y règnent impunément. Telle est, en résumé, la Palestine d'aujourd'hui" (p. VI).

Georges Darboy a structuré ses notes en huit chapitres (cf. table des matières pp. 397-399) :
1-Les Voyages en Orient (p. 1)
2-De Jaffa à Jérusalem (p. 53)
3-La Jérusalem des Juifs (p. 111)
4-La Jérusalem des temps chrétiens (p. 169)
5-Bethléem et Hébron (p. 232)
6-L'Arabie et Jéricho (p. 263)
7-De Jérusalem à Nazareth (p. 319)
8-Damas et Saint-Jean-d'Acre (p. 356)

Chaque chapitre est subdivisé en sous-chapitres dont le lecteur peut prendre connaissance.
De fait, Georges Darboy consacre l'immense majorité de ses notes à la "narration des événements qui ont illustré ce coin de terre" en reprenant les récits bibliques de l'ancien et du nouveau testament mâtinés par son interprétation et par la tradition catholiques ; il revient longuement aussi sur la période des croisades ; et il procède à quelques allusions sur l'histoire plus récente du début du XIXe siècle.

L'auteur rend compte toutefois de la réalité contemporaine de la Palestine du milieu du XIXe siècle.

Son témoignage nous intéresse parce qu'il se situe à une époque où la renaissance de l'Etat juif n'est pas du tout envisagée puisqu'il considère que "la nation juive [a été] déchirée et mise en lambeaux sous les serres des aigles romaines pour être jetée aux quatre vents du ciel et vivre dans une éternelle dispersion (1) (p. 9)". Sa conviction du caractère définitif de la dispersion du peuple juif le libère de tout esprit partisan favorable ou défavorable à la cause sioniste puisque celle-ci n'existe pas encore.

1) Aperçu général : la Palestine, la Judée et Jérusalem

1.1) La Palestine

L'auteur la présente comme "une terre à moitié inculte, une végétation maladive, de misérables villages épars sur des plateaux dépouillés, de maigres troupeaux de chèvres et de moutons conduits par un pâtre qui ressemble au fantôme de la faim, quelque chose de sombre et de désespéré planant sur ces régions qui portent le deuil d'une viduité éternelle et les stigmates de la servitude : toutes ces désolations vous font respirer comme une odeur de colère divine, et vous sentez passer encore sur votre tête frissonnante le souffle de Jéhovah, qui sème au loin la tristesse et l'aridité. Et toutefois cette terre garde, malgré l'anathème dont elle est frappée, des marques de grandeur et de fécondité qui permettent de comprendre ce qu'elle fut et ce qu'elle pourrait devenir" (cf. p. 87).

1.2) La Judée 

Les montagnes de Judée sont "une chaîne de collines reliées entre elles par la base et détachées par le sommet, de manière à présenter, çà et là, des pics plus ou moins arrondis, qu'on prendrait pour les dents d'une roue immense. (...) Ces lieux, d'un aspect désolé, semblent se revêtir d'une nouvelle tristesse et d'une teinte plus lugubre quand on se rappelle qu'ils ont tressailli longtemps sous les signes de la plus riante fécondité." (cf. p. 85-86

"Dans les plaines, une couche de terre légère et fertile produit, à défaut de végétaux utiles qu'on ne lui confie pas, des grandes herbes, des chardons énormes, des broussailles épineuses, toutes sortes de plantes et de fleurs. Ces richesses et ces beautés de la nature éclatent entre mille signes de désolation comme un rire plein d'ironie tombant du ciel sur une terre que le mensonge et le despotisme du Coran ont rendue misérable, et qui reprendra sa parure et sa prospérité si des mains libres ouvrent un jour ses entrailles au soleil vivifiant de la civilisation chrétienne (2). La Judée en particulier offre ce contraste. des chemins âpres et rudes, des rochers nus, des montagnes et des précipices, un pays désert et qui semble ainsi réprouvé du labeur et du vigneron, tout cela surprend et attriste la foi de l'observateur inattentif qui se demande si c'est bien là cette terre promise où devait couler le lait et le miel." (cf. p. 88)

"Ce qu'il y a de moins abondant aujourd'hui dans la Judée, c'est le vin ; mais le peu qu'on en fait est délicieux et montre les résultats qu'on pourrait obtenir si l'abstinence des Turcs et des Arabes ne nuisait pas à la plantation et à la culture des vignes." (cf. p. 89)

"Et aujourd'hui, en voyant la Judée veuve de ses fils, stérile et enveloppée de la malédiction divine comme d'un vêtement, assise au seuil d'un pacha turc, et suivant d'un morne et long regard les derniers restes d'Israël qui se dispersent sur tous les points du globe, ne croit-on pas entendre Rachel répandant encore sur ces campagnes incultes l'horreur d'un plus grand deuil par le bruit d'une lamentation inconsolable ?" (cf. p. 235)

1.3) Jérusalem

"L'enceinte actuelle de Jérusalem date du seizième siècle ; c'est une muraille crénelée, ayant peut-être quarante pieds de haut et une épaisseur de trois ou quatre pieds. Des tours nombreuses et un château la fortifient, et, du reste, elle est bien entretenue. La ville s'étendait autrefois un peu moins vers le nord et un peu plus vers le midi (...). Il faut presque une heure et demie pour faire le tour de la ville, et quelques voyageurs, en le faisant, n'ont point dédaigné de prendre des mesures exactes et de compter leurs pas : ils en accusent environ quatre mille cinq cents. Cette étendue est occupée aujourd'hui par quinze ou dix-huit mille habitants. (...) Si la population était agglomérée dans les autres quartiers, comme dans celui des Juifs, Jérusalem contiendrait environ cent mille âmes." (cf. p. 226-227)

"Jérusalem n'a que des rues sales, étroites, quelquefois voûtées, toujours obscures et à peu près désertes. Les maisons sont basses, carrées, surmontées d'une terrasse qui les écrase et leur donne un air de sépulcre massif. Les boutiques étalent la misère, et non pas le luxe, ni aucune des merveilles de l'industrie. Il ne s'y fait pas de commerce : les relations avec le dehors sont difficiles et les transports coûteux parce qu'il n'y a ni chemin, ni canaux, ni sécurité dans le pays. L'agriculture manque avec la sécurité ; là on ne peut semer et moissonner que le fusil à la main. Le paysan vit dans la détresse ; l'Arabe est vagabond et déteste le travail ; le Turc pille ceux qu'il devrait garder. On impute le mal aux pachas et à l'autorité supérieure, qui rejettent la faute sur le caractère indolent et indisciplinable (sic) de la population. Ce qu'il y a de certain, c'est que la misère se montre générale et persistante à Jérusalem, comme dans le reste de la Palestine." (cf. p. 227)

"(...) Jérusalem n'a pas de peuple ; c'est un camp où, guidés par leur croyance, des hommes de toutes les nations viennent pour un moment poser leur tente, sans s'y créer un séjour permanent. Nul pays ne ressemble moins à une patrie, nul ne ressemble plus à une terre d'exil. Les Turcs, après le temps de leur gouvernement ou de leur service militaire, se retirent à Damas ou à Constantinople ; l'Arabe indompté veut revoir son désert et y mourir ; l'Européen rapporte son cercueil auprès de son berceau et revient chercher pour sa cendre baptisée un lieu de repos à l'ombre du clocher de son village. Il n'y a donc guère à Jérusalem qu'une population sans cesse renouvelée par des pèlerinages religieux et par cette instabilité décourageante qu'une administration inepte et despotique porte partout avec elle. On voit d'abord par là que les habitants ne sauraient avoir entre eux des rapports fréquents et intimes." (3) (cf. p. 227-228)  

"Sur les dix-huit mille habitants de Jérusalem, on compte environ trois mille quatre cents chrétiens dont neuf cents catholiques, ensuite cinq mille musulmans et plus de sept mille juifs. Ils occupent des quartiers séparés : celui des chrétiens environne le Saint-Sépulcre, c'est la partie de la cité que ne renfermaient pas les enceintes primitives ; celui des musulmans est principalement sur le mont Moriah et la colline d'Acra, et il comprend la mosquée d'Omar et la Voie douloureuse ; les juifs (4) occupent avec les Arméniens le mont Sion. Presque tous les juifs de la Palestine sont à Jérusalem ; ce ne sont pas des familles qui se perpétuent, mais des hommes qui se remplacent et qui viennent demander à la mort une patrie que, vivants, ils n'ont pu conquérir (5). On dit qu'il y en a de riches parmi eux ; mais tous semblent fort pauvres ; ils sont entassés dans un quartier plus malpropre que le reste de la ville et où la peste vient les décimer périodiquement (6)." (cf. p. 228

"C'est une étrange image de la vie et de la mort : l'enceinte est étendue, mais sombre et environnée de tombeaux ; la présence de vieux débris donne à cet amas d'édifices qu'on nomme Jérusalem un air de grandeur passée qui contraste douloureusement avec sa misère actuelle ; les hommes traversent ses rues sans les agiter, un peu de vie s'y montre sans bruit, la vallée voisine est déchirée par un torrent sans eau ; ses roches et ses montagnes bouleversées, ses chemins déserts et son sol aride, tout ici est morne, silencieux et souffrant." (cf. p. 320)

"Au reste, la population de la Palestine diminuant sans cesse, les ruines ne peuvent que se multiplier, et la contrée tout entière que se revêtir d'un plus grand deuil (1). Les meilleurs calculs établissent que la Palestine comptait, au temps de David et de Salomon, à peu près sept millions d'habitants. (...) [Du temps de Josèphe] la Judée avait alors quatre millions d'âmes ; à la fin du dix-huitième siècle, elle en avait trois cent mille ; elle n'en aura plus dans deux siècles, si l'empire turc ne meurt pas avant ce terme. Encore, si peu qu'il y reste d'hommes, ils n'échappent point à la misère : vingt fois moins nombreux qu'au temps de David, ils sont beaucoup plus pauvres sous l'absurde législation que le Coran a inspirée. Dur et indiscipliné, autant ami de la rapine qu'il est l'ennemi du travail, l'Arabe pille et ravage, il ne cultive pas. Il court avec sa tribu sur la tribu voisine, la rançonne, coupe ses arbres, détruit ses récoltes, enlève ce qu'il peut, et brûle tout le reste." (cf. p. 320-321)


2) Aperçu détaillé

2.1) De Jaffa à Jérusalem

-Jaffa

La ville de Jaffa présente deux aspects : une apparence riante et une réalité minable.
D'une part, "il faut voir Jaffa d'un peu loin et par ses dehors ; rien de plus gracieux et de plus riche que le tableau de cette petite ville, assise sur une colline, les pieds dans les flots, couronnée de verdure et de fleurs, élevant sous un ciel chaud et plein de lumière la pointe de ses minarets et les coupoles de ses maisons. Le coup d'oeil, assez beau quand on aborde Jaffa par la voie de mer, est ravissant quand on l'aborde par le côté du nord, après avoir côtoyé la mer et longé les plaines de Saron : c'est la cité la plus riante, comme l'indique le nom de Joppé que lui donnaient les anciens. On traverse de vastes jardins où les orangers, les grenadiers, les citronniers, les figuiers, les amandiers, les bananiers, les mûriers répandent l'éclat et le parfum de leurs fleurs et de leurs fruits au milieu d'une verdure dont la teinte est généralement sévère, mais point monotone"
D'autre part, "dans les rues de Jaffa, on ne trouve rien qui réponde à ces bosquets enchantés et aux magnificences de cette campagne. Ce n'est guère qu'un gros village à moitié barbare, percé de rues sales et étroite, et, à part un seul quartier, sans vie et sans mouvement. Il peut compter aujourd'hui six mille âmes." (cf. p. 53-54)

Toutefois, son potentiel est réel dans la mesure où "un gouvernement actif aurait bientôt donné de la vie et de l'importance à Jaffa, qui deviendrait aisément une station pour les bateaux à vapeur allant d'Alexandrie à Beyrouth, et un entrepôt pour les produits des manufactures européennes, pour le blé de l'Egypte, les pierres précieuses, les épices et les tissus de l'Inde" (cf. p. 55-56)

De fait, "longtemps les pèlerins ne heurtèrent que des ruines sur la colline où fut l'antique Joppé, et où l'on voit maintenant Jaffa, qui n'a guère qu'un siècle d'existence." (cf. p. 63)

-La plaine de Saron

"On entre dans une plaine inculte mais point stérile ; c'est la plaine de Saron. L'Ecriture en parle comme d'une région célèbre par sa fertilité, et comparable au Carmel pour sa beauté. En effet, les anciens et les modernes ont vanté la beauté de Saron, qui redeviendrait bientôt riche et brillante sous les mains de l'agriculture européenne." (cf. p. 73)

"Les ruines de castel-Pelegrino, maintenant Athlit ; celles de l'antique Dor, aujourd'hui Tantoura ; d'autres ruines qui n'ont pas même de nom, et d'autres villes qui n'ont pas même laissé de ruines ; des édifices et des murs où le temps fait, la veille, des ravages que rien ne l'empêchera de continuer le lendemain ; un vaste étang auprès de l'endroit où fut Césarée, et quelques rivières qui gardent une eau croupissante ; des cabanes misérables sur un rivge où la civilisation européenne ferait fleurir plusieurs cités ; quelques Arabes en guenilles sur un sol qui pourrait nourrir cinq cent mille hommes ; des barbares foulant avec une ignorance insouciante et un grossier fanatisme la terre qui nous a donné une religion de science et de liberté : voilà ce que le voyageur rencontre le long d'une mer pleine de beauté, soius un ciel étincelant et pur, et dans la magnifique plaine de Saron, en allant du mont Carmel à Jaffa." (cf. p. 395-396)

-Ramla (ou Ramleh)

"Elle doit son nom au sable qui couvre la plaine environnante. On la voit d'assez loin élever ses minarets et sa grande tour qui ressemble au clocher de nos villages. C'est seulement ainsi qu'il faut la regarder, ou bien, comme l'a fait Chateaubriand, c'est le soir, et de la terrasse de ses maisons ; car alors on n'a sous les yeux qu'un massif de verdure où, çà et là, les cabanes de plâtre qui sont la ville laissent seulement apercevoir leurs coupoles blanches : tout cela est d'un gracieux effet. Mais de plus près, et en traversant les rues de Ramla, on est frappé de la pauvreté et de la misère qui ont établi leur empire sous un climat si beau et parmi les splendeurs d'une telle végétation. Il s'y trouve pourtant un peu de commerce, quelques fabriques d'huile, de savon et de poterie : dans la plupart des villages de la Palestine, il y a des urnes et des vases de terre de Ramla. La population ne s'élève pas à quatre mille âmes : une trentaine de catholiques, deux mille musulmans, quelques Juifs, des Arméniens et des Grecs schismatiques." (cf. p. 76-77)

-Latroun

"Latroun ne présente aujourd'hui que de pauvres cabanes dressées sur un amas de décombres." (cf. p. 81)

-Anathot (?)

Le bourg de Saint-Jérémie, "des troupeaux épars dans les vergers, des arbres chargés d'un vert feuillage et de fruits abondants, des vignes en culture, tout cela compose un tableau plus animé et plus riant qu'on n'espérait le voir en franchissant tout d'abord les chemins pierreux et l'âpre montagne. Le bourg paraît avoir cinquante ou soixante maisons s'étendant de l'un à l'autre coteau de la vallée comme pour les relier ensemble." (cf. p. 89-90)

-Emmaüs

"Aujourd'hui, on trouve plus que les ruines [d'une église] et quelques cabanes où se retirent, la nuit, de pauvres Arabes occupés à garder leurs troupeaux durant le jour." (cf. p. 105-106)

-Vallée du Térébinthe

"Cette vallée commence un peu au-dessous d'Emmaüs, rampe plutôt qu'elle ne court le long du flanc occidental de Jérusalem, et puis va mourir vers le midi de cette ville. Etroite, profonde et sinueuse, elle se resserre entre des collines qui ont quelque chose de triste et de tourmenté, et qui se montrent tantôt nues et brûlées, tantôt couvertes de sycomores, de mûriers et de térébinthes. Un sentier escarpé, où le pied ne rencontre que des cailloux arrondis, mène aux bords d'un torrent qui, sans doute, après les pluies d'orage, doit couler dans ce lit vide. Quelques ruines qu'on voit à gauche en descendant, les escarpements et les saillies que présentent les collines déchirées, les teintes sombres du feuillage donnent à la vallée du Térébinthe un caractère de sévérité et de grandeur sauvage." (cf. p. 106)

2.2) Bethléem et Hébron

-Bethléem

"La ville peut avoir deux mille cinq cents âmes, et il ne paraît pas qu'elle ait jamais renfermé une population plus considérable ; souvent, au contraire, elle a compté beaucoup moins d'habitants (...). Au dix-septième siècle elle n'avait que cent cinquante maisons à peu près. Les habitants sont en majorité catholiques ; un tiers de la ville est attaché au schisme grec ; il n'y a qu'un petit nombre de musulmans, surtout depuis qu'en 1834 Ibrahim a détruit le quartier turc. La culture des terres et la confection d'objets religieux (...) : voilà la mouvement industriel et commercial de la ville." (cf. p. 237). 

-Hébron

"Hébron ne possède d'autre édifice remarquable que la mosquée du Bien-Aimé ; c'est le nom que les Arabes donnent au patriarche Abraham. La ville est assise sur une colline nue et aride ; mais la vallée qui s'étend à ses pieds est fertile ; les fruits y croissent en abondance, on y cultive la vigne de même qu'au temps de Josué, le conquérant de la Terre promise ; seulement, comme il n'y a guère que des musulmans à Hébron, et qu'ainsi le vin y est presque inutile, on fait sécher les raisins, qui sont, avec des lampes et des bracelets de verre, l'objet d'un commerce assez actif. Il y a près de la ville un très beau puits, qui remonte, dit-on, jusqu'à l'époque de David ; il a plus de soixante pas carrés ; on y descend par des escaliers de quarante marches placés à chacun des quatre angles ; des palmiers le couvrent d'ombrage. Non loin de là sont des sépulcres taillés dans le roc et de vieux murs qui n'ont guère moins de trente siècles." (cf. p. 262)

2.3) L'Arabie et Jéricho

-Jéricho

"Depuis que les Turcs la possèdent et que les Arabes l'habitent, elle n'est qu'un repaire de voleurs et un misérable amas de cabanes. Des arbustes épineux, des nopals, des sycomores forment la clôture de ses jardins et des broussailles lui servent de remparts. De sa gloire passée, Jéricho n'a conservé qu'un débris de son nom ; aujourd'hui on l'appelle Rihla." (cf. p. 312)

-Entre Jéricho et Jérusalem

"Entre la plaine de Jéricho qui pourrait être si fertile, et Jérusalem, qui est si nue, le chemin est triste, désolé, affreux. Le sol est tourmenté et il n'offre à l'oeil que des lignes brisées et dures, des rochers abrupts, des collines déchirées et des précipices. Sur ces pierres grisâtres, brûlées par le soleil, balayées par le vent, nul ombrage, nulle verdure. Dans le fond des ravins, quelque torrent mugit en hiver et au printemps ; l'été n'y ramène ni feuillage ni fleurs ; si quelques herbes y poussent misérablement, le pâtre arabe y met le feu en automne, et alors la campagne tout entière, sans mouvement, sans aucune image de la vie, étale au loin de son deuil et semble écrasée sous le poids d'une invincible malédiction." (cf. p. 316)

2.4) De Jérusalem à Nazareth

-Entre Jérusalem et Naplouse

"La route de Jérusalem à Naplouse, exposée à de pareilles incursions, présente peu de sécurité, beaucoup de ruines, et, du moins en partie, un sol inculte. Elle est pierreuse et infréquentée ; souvent même on perd la trace de ce chemin où passèrent les flots d'un peuple actif et les armées romaines." (cf. p. 321)

-Vers Naplouse

"En avançant vers Naplouse, on a sous les yeux un aspect nouveau. Les flancs et le pied des collines sont revêtus de moissons ; des bouquets de bois couronnent le sommet des montagnes ; les ravins sont verdoyants et le sol fleurit sous la culture, quoiqu'on n'y voie pas d'eau, du moins en été. Le pays est montueux et pittoresque comme la Judée, mais plus riant et plus peuplé ; moins exposés à la rapacité des Bédouins, les habitants peuvent nourrir l'espérance de faire la récolte, et ils travaillent avec quelque soin. Le blé, le coton, l'olivier donnent des produits abondants ; le commerce et l'industrie pourraient y faire affluer les richesses si un gouvernement actif ouvrait et assurait des routes au milieu de ces montagnes et de ces gorges profondes qui rendent aujourd'hui la Samarie presque inaccessible." (cf. p. 325)

-Naplouse

"Il y a quinze ans, Naplouse fut encore ravagée par un désastre semblable. Vers la même époque, elle ressentit la colère et les armes d'Ibrahim, parce qu'elle avait envoyé ses fellahs l'assiéger dans Jérusalem ; délivré, il se vengea cruellement et dévasta la ville. Mais parce qu'elle est agréablement située, que des flots de verdure se balancent autour de ses maisons, et qu'une eau limpide se promène dans sa campagne, la beauté pittoresque de cette position y rappelle bientôt les habitants que les secousses du sol et la guerre avaient dispersés. Du reste, la ville n'a pas dix mille âmes ; on y trouve le mouvement et l'activité que la Palestine peut offrir ; mais les rues sont étroites et fangeuses, les murailles basses, sans fossés et sans tours ; un régiment français entrerait en maître dans Naplouse après trois volées de canon." (cf. p. 330-331)

-Plaine de Megiddo

"Deux lieues au-delà de Sébustieh, on trouve Djenni, et un peu plus loin on entre dans la campagne d'Esdrelon, nommée quelquefois le Grand-Champ, la plaine de Mageddo, la vallée de Jesraël, à raison de sa conformation ou des villes qui la dominent. Elle a douze ou treize lieues de long, et cinq ou six de large ; elle n'est point unie, et les renflements du terrain envoient les eaux à l'est et à l'ouest, au Jourdain et à la Méditerranée. Elle est formée par les montagnes de Nazareth et de Gelboé ; elle est rompue par l'Hermon et le Thabor, qui se dressent l'un au milieu de la plaine, l'autre un peu plus au nord ; elle est arrosée par le Cison et quelques autres torrents. Rien de plus fertile que cette contrée, et bien qu'il ne s'y rencontre que des pâtres abrités dans des masures, on voit qu'elle n'attend, pour reprendre sa place parmi les pays les plus fortunés du monde, qu'un travail intelligent, sans quoi rien ne fleurit ni ne prospère. Malgré la paresse ottomane et les sauvages déprédations des Arabes, toute la campagne semble rire encore sous la verdure et les fleurs, tant le sol est naturellement fécond ! Des plaines immenses s'étendent entre des collines d'un gracieux contour, et dont la croupe pourrait porter de riches forêts, et se couvrir d'un feuillage élégant et varié. Les broussailles épineuses, les grenadiers sauvages, les chardons gigantesques croissent en foule là où des mains laborieuses recueilleraient en abondance le blé, l'orge, le maïs, et les productions réunies des pays chauds et des zones tempérées." (cf. p. 333-334)

-Nazareth

"Une foule de petites rues sinueuses tournant autour des maisons distribuées en groupes comme un archipel de pierre ; au lieu de fossés, de portes et de murailles, des bouquets de verdure composés de nopals, de grenadiers et de figuiers ; une population d'environ trois mille âmes parmi ces édifices et ces fleurs, voilà Nazareth." (cf. p. 348)

"Le nombre des catholiques est d'environ huit cents ; celui des Grecs schismatiques monte au double ; les musulmans sont à peu près un mille." (cf. p. 355)

2.5) Damas et Saint-Jean-d'Acre

-Mer de Galilée et Tibériade

"Voilà la mer de Galilée, dont le repos contraste avec les roches volcaniques et le sol tourmenté où elle balance sa vague endormie sous un ciel presque blanc de chaleur. Autour de cette mer, des villes nombreuses ont fleuri, dont il ne reste que des ruines ; une riante végétation a couvert cette colline noire et nue où s'assied Tibériade déserte, où la lave atteste l'action des volcans, où quelques arbustes sont semés sur le sable et les cailloux. (...) " (cf. p. 356-357)

"La moderne Tibériade n'occupe pas le même emplacement que l'ancienne ; elle est rejetée un peu plus au nord ; son étendue et sa population ont considérablement diminué. Au reste, à peine sort-elle des ruines où l'a couchée le tremblement de terre du 1er janvier 1837. (...) Tabarieh, c'est le nom actuel de Tibériade, renferme à peu près quatre mille habitants, sur lesquels on compte douze ou quinze cents juifs. Là, comme à Jérusalem, les fils d'Israël viennent des pays lointains chercher un abri pour leurs derniers jours et une fosse pour leur cendre ; l'image de la patrie les suit dans l'exil et les ramène auprès de leur berceau et sur la tombe de leurs ancêtres. Le reste de la population se compose de musulmans et de chrétiens grecs." (cf. p. 363-364)

"Ce lac, ces rivages, ce sol, ces villes et ces bourgades (...) [demeurent] dans leur misère actuelle et leur délaissement." (cf. p. 366)

-Safed

"Au commencement du dix-huitième siècle, Safed était la capitale de la Galilée et voyait reparaître la prospérité dont elle avait joui sous l'émir Fakkredin ; mais le cheik Daher ayant pris et fortifié Saint-Jean-d'Acre, Safed perdit son importance et le commerce s'y trouva bientôt amoindri et languissant ; ensuite un effroyable tremblement de terre renversa toute la ville et n'en fit qu'un monceau de ruines. On y voyait, avant ce désastre, une académie juive où l'on formait des rabbins pour toutes les synagogues de la Syrie ; cette école normale était aussi célèbre que l'avait été, sous le Bas-Empire, l'académie de Tibériade. A la fin du siècle dernier, les soldats français se promenèrent jusqu'à Safed, et Murat, suivi de treize cavaliers seulement, mit en fuite les Turcs et toute la garnison, qui d'ailleurs se fiaient peu aux Juifs de la ville. Aussi, après la retraite des Français, les Juifs virent leur quartier livré au pillage et furent eux-mêmes, jusqu'à ces dernières années, soumis à toutes sortes de vexations, sous toute sorte de prétextes. 
"Sur dix mille habitants, il n'y a qu'un petit nombre de chrétiens à Safed ; presque tous professent la religion juive ou musulmane avec une antipathie réciproque qui se traduit souvent en scènes de violence et de sauvage barbarie. En 1834 comme en 1799, après les victoires d'Ibrahim comme après celles des Français, les Turcs se vengèrent de leurs défaites, en écrasant les Juifs. Les deux cultes se sont bâti des quartiers séparés sur le penchant de collines qui se regardent ; les chrétiens occupent le fond de la vallée. Safed est moins une ville qu'un amas de villages n'ayant ni centre ni unité. La forteresse seule domine ce chaos de maisons dispersées sur trois montagnes ; la hauteur opposée à la forteresse porte les ruines d'un ancien château, ou peut-être d'un kan bâti pour les caravanes, mais devenu inutile depuis qu'elles s'arrêtent à deux lieues de la ville, au puits de Joseph. Safed n'a pas de monument qui appelle l'attention ; les deux mosquées sont petites et communes, les deux synagogues n'ont rien de remarquable ; les maisons sont lourdes et d'une architecture primitive. Près de la citadelle, on voit de gros oliviers plantés en ligne sur une esplanade et rappelant ainsi les promenades en terrasse dont quelques villes d'Europe font volontiers les fières. Entre ce bois d'oliviers antérieurs aux croisades et la vieille citadelle se trouve l'endroit où Bibars a versé le sang des chevaliers chrétiens ; c'est là que se tient aujourd'hui le bazar. Tous les vendredis, à Safed, comme tous les lundis au pied du mont Thabor, il y a un marché considérable, où le pêle-mêle des races, la confusion des cris, la diversité des costumes offrent un spectacle étrange. L'Occident s'y reflète au moyen des Juifs qui viennent mourir à Safed comme à Tibériade (7) ; l'Orient s'y trouve représenté par les caravanes de Damas ; le tisserand turc avec ses produits blancs comme la neige, le teinturier juif avec ses toiles bleu-d'indigo, le marchand d'Acre, l'Arabe de la vallée du Jourdain, l'homme de race tartare coiffé d'un énorme turban aux couleurs éclatantes, l'homme de race juive ne portant qu'un tarbouch entouré d'un mouchoir brun (7) : tous ces contrastes, joints à la sauvage grandeur du site, donnent à Safed et à son bazar l'aspect le plus pittoresque et le plus surprenant." (cf. p. 372 à 374)

-Césarée de Philippe

Le village "n'a guère aujourd'hui que cent maisons bâties avec les débris de vieux édifices." (cf. p. 375)

CONCLUSION de l'auteur:

"Il semble que le vieux mahométisme traîne derrière lui la viduité et la désolation : sous ses pas la terre féconde ne produit plus rien, les villes se dépeuplent. Si l'Europe n'intervenait, avec son activité conservatrice, il étoufferait le présent sans bruit, il scellerait le sépulcre du passé, et, dans un prochain avenir, le voyageur, après avoir parcouru la Judée (8), pourrait la dépeindre d'un seul mot, en disant qu'on y a tout dévoré; jusqu'aux ruines : etiam periere ruinae." (cf. p. 396)

QUE FAUT-IL RETENIR DES NOTES DE GEORGES DARBOY ?

L'ouvrage de Georges Darboy est très intéressant dans la mesure où il dépeint l'état réel de la région en 1852 alors que personne n'envisage la renaissance concrète de l'Etat d'Israël.


1°) La population

-Chiffres et tendances

-D'une manière générale, la population de la Palestine baisse fortement et rapidement. Estimée à 350.000 individus à la fin du XVIIIe siècle selon une citation sans référence de Georges Darboy, ce dernier prévoit la disparition de toute présence humaine avant deux siècles.
-La ville de Jérusalem compte un peu plus de 15.000 habitants en 1852. Les Juifs y sont majoritaires puisqu'ils y constituent une communauté forte de plus de 7.000 membres alors que les musulmans sont 5.000 et les chrétiens 3.400.

-La nature des rapports des Turcs, des Arabes et des Juifs avec Jérusalem

Il est très intéressant de remarquer la nature du lien qui unit la population à Jérusalem :
-Les Turcs sont présents pour des raisons administratives et militaires puisque la Palestine fait partie de l'empire ottoman. Dès qu'ils ont l'occasion de quitter Jérusalem, ils rejoignent Damas ou Constantinople.
-Les Arabes préfèrent repartir vers le désert.
-Les Juifs viennent à Jérusalem pour y mourir.

Conclusion : le but ultime des Turcs et des Arabes consiste à quitter Jérusalem tandis que celui des Juifs est d'y mourir. Autrement dit, au milieu du XIXe siècle, Jérusalem constitue un repoussoir pour les musulmans et un aimant pour les Juifs.

-Répartition et identité de la population juive   

Les Juifs habitent principalement à :
-Jérusalem où ils sont majoritaires (plus de 7.000 personnes par rapport aux 15.000 habitants)
-Safed où ils ne semblent pas moins nombreux que les musulmans
-Tibériade où ils représentent une communauté de 1.200 à 1.400 individus

Les Juifs représentent à la fois l'occident et l'orient aussi bien à Jérusalem qu'à Safed.

2°) L'activité économique

L'activité économique est quasi nulle. Les différentes régions de la Palestine présentent un potentiel de développement agricole très intéressant mais celui-ci demeure inexploité. Les rares tentatives de développement sont stoppées par le brigandage et la rapine. La Palestine est caractérisée par l'inactivité, la misère et la tristesse. En un mot, elle est noyée dans une dépression profonde.


NOTES
(1) C'est nous qui soulignons
(2) Au vu des résultats actuels de l'agriculture israélienne, il est permis de penser que le soleil vivifiant de la civilisation est judéo-chrétien à moins qu'il y ait deux soleils... 
(3) On note que les Juifs ne sont pas intégrés dans la typologie de la population dressée par Georges Darboy et composée des Turcs, des Arabes et des Européens. Pourtant, quelques lignes plus loin, il avoue que les Juifs sont majoritaires à Jérusalem ! Si le décompte des chrétiens est précis à la centaine près, l'auteur fait preuve de moins de rigueur intellectuelle vis-à-vis des Juifs qui sont "plus de sept mille". On sent ici un mélange subjectif et indéfinissable de mépris, d'indifférence et d'agacement.
(4) L'auteur écrit juif avec un "j" minuscule mais Arméniens avec un "a" majuscule. Cela signifie qu'il considère les Juifs exclusivement comme les membres de la religion judaïque. Autrement dit, ils ne forment pas un peuple à ses yeux, contrairement aux Arméniens. 
(5) Comment interpréter cette phrase ? Elle ne recèle à tout le moins aucune empathie.
(6) Cette remarque était peut-être vraie en 1852, nous ne le savons pas, mais aujourd'hui c'est assurément l'inverse qui est rigoureusement exact.
(7) On note avec intérêt que les Juifs entrent dans les deux catégories de population qui représentent l'une l'occident (ils "viennent mourir à Safed comme à Tibériade"), l'autre l'orient ("l'homme de race juive ne portant qu'un tarbouch entouré d'un mouchoir brun").
(8) Ici, la Judée représente la Terre-Sainte ou la Palestine, l'auteur reconnaît donc le lien consubstantiel qui unit les Juifs à la terre d'Eretz Israël.

CS

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